La Quatrième République Française
Quand l'instabilité parlementaire d'aujourd'hui fait écho au passé
On parle souvent de la IVe République comme d’un repoussoir politique, un régime marqué par l’instabilité chronique, les gouvernements éphémères et l’impuissance face aux crises. Pourtant, cette période de l’histoire française, qui s’étend de 1946 à 1958, mérite qu’on s’y attarde car certaines de ses caractéristiques résonnent étrangement avec notre situation politique actuelle.
Les origines
La IVe République naît dans un contexte particulièrement difficile, alors que la France sort de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation. Le régime de Vichy ayant discrédité la IIIe République, il faut refonder les institutions et repenser entièrement la démocratie française. Le projet constitutionnel fait l’objet de vifs débats et deux référendums sont nécessaires avant l’adoption finale en octobre 1946. La nouvelle Constitution est approuvée sans grand enthousiasme puisque seulement un tiers des électeurs votent pour, un tiers votent contre, et un tiers s’abstiennent. Ce manque d’adhésion populaire pèsera lourd sur la légitimité du régime tout au long de son existence.
Le système mis en place privilégie nettement le Parlement, l’Assemblée nationale détenant l’essentiel du pouvoir tandis que le président de la République n’a qu’un rôle honorifique. Le gouvernement dépend entièrement de la confiance des députés, ce qui constitue sur le papier une démocratie parlementaire classique, mais qui se révélera dans les faits un cauchemar de gouvernabilité.
Le système des partis
La IVe République se caractérise par un multipartisme extrême créant un paysage politique d’une complexité redoutable. Le Parti communiste français recueille régulièrement entre 25 et 28% des voix, tandis que la SFIO représente la gauche non-communiste, le MRP incarne la démocratie chrétienne, les radicaux occupent le centre et à droite, on trouve les gaullistes du RPF puis divers groupes conservateurs.
Aucun parti n’ayant jamais la majorité absolue à l’Assemblée, chaque gouvernement doit s’appuyer sur une coalition fragile et hétéroclite, traversée de tensions idéologiques profondes. Les communistes sont systématiquement exclus du pouvoir après 1947 en pleine guerre froide, tandis que les gaullistes, hostiles au régime lui-même, refusent de participer aux gouvernements. Les majorités de gouvernement se construisent donc au centre, rassemblant des partis aux programmes souvent contradictoires dans des équilibres précaires où un rien peut tout faire basculer.
Cette configuration rappelle fortement la situation actuelle de l’Assemblée nationale où, depuis 2022, aucun parti ne détient la majorité absolue. La coalition présidentielle doit composer avec différents groupes parlementaires tandis que l’opposition est fragmentée entre gauche radicale, gauche modérée, centre-droit et extrême droite. Comme sous la IVe République, gouverner nécessite des compromis permanents et des équilibres instables.
L’instabilité gouvernementale
Le chiffre résume à lui seul la fragilité du régime. En douze ans d’existence, la IVe République connaît 21 gouvernements, soit une durée moyenne de six mois par cabinet, certains ne tenant que quelques semaines. Le mécanisme de cette instabilité devient une routine politique aussi prévisible que inefficace. Un gouvernement est formé après de longues tractations, présente son programme et gouverne tant bien que mal jusqu’à ce qu’une crise éclate. Une partie de la majorité fait défection, le gouvernement est renversé, et s’ensuit une nouvelle crise aboutissant à un nouveau cabinet souvent composé des mêmes ministres simplement répartis différemment.
Cette valse incessante a des conséquences dommageables. Les réformes de fond deviennent impossibles, les ministres n’ont pas le temps de maîtriser leurs dossiers, et la continuité de l’action publique est gravement compromise.
Les crises
La IVe République doit affronter des crises majeures qui révèlent ses faiblesses structurelles. La guerre d’Indochine s’enlise pendant huit années, divisant profondément l’opinion sans qu’aucun consensus ne puisse émerger, jusqu’à la défaite de Diên Biên Phu en 1954. À peine cette crise réglée par les accords de Genève, l’Algérie s’embrase avec la “Toussaint rouge” marquant le début d’un conflit encore plus grave. L’Algérie étant considérée comme une partie intégrante de la France où vivent environ un million de Français, le conflit déchire littéralement la société française.
Face à cette question brûlante, les gouvernements oscillent entre fermeté et négociation sans jamais trancher, cette paralysie provenant directement de la nature du régime. Chaque coalition rassemble des sensibilités diamétralement opposées sur la question algérienne, si bien que prendre une position claire reviendrait à faire exploser la majorité. En mai 1958, la crise atteint son paroxysme lorsque des militaires et des colons se soulèvent à Alger, réclamant le retour du général de Gaulle. Le gouvernement est impuissant, l’Assemblée nationale est paralysée, et le régime se trouve au bord de la guerre civile.
Cette incapacité à gérer les crises majeures résonne aujourd’hui face aux grands défis contemporains. Chaque réforme majeure devient un bras de fer épuisant et les compromis nécessaires affaiblissent la cohérence des politiques publiques, exactement comme sous la IVe République.
Le fonctionnement parlementaire
Le Parlement de la IVe République est omnipotent en théorie mais fonctionne de manière chaotique. Les débats s’éternisent, les séances de nuit se multiplient, et les députés déposent des milliers d’amendements souvent dans le seul but de faire de l’obstruction. Le vote personnel n’existe pas vraiment puisque les députés donnent procuration à leurs collègues, certains votant pour une dizaine de personnes simultanément. Cette pratique permet toutes les dérives et affaiblit la responsabilité individuelle des élus.
Les commissions parlementaires disposent du pouvoir de réécrire entièrement les projets de loi avant leur passage en séance publique. Cette prérogative exceptionnelle, combinée à la fragmentation politique, transforme le processus législatif en parcours du combattant. La pratique de “l’interpellation” permet à tout député de mettre en cause le gouvernement à tout moment, transformant chaque séance en potentielle crise ministérielle. Le gouvernement est constamment sur la défensive, obligé de défendre sa survie plutôt que de gouverner.
Là encore, des parallèles existent avec la situation actuelle où l’Assemblée nationale voit se multiplier les amendements, les débats interminables et les blocages procéduraux.
La chute
En mai 1958, face à la menace d’un coup d’État militaire, le président René Coty sollicite le général de Gaulle dans un contexte de crise. De Gaulle demande une habilitation gouvernementale exceptionnelle de six mois et la rédaction d’une nouvelle Constitution. L’Assemblée nationale accepte dans un climat de peur, signant l’acte de décès de la IVe République. Le 28 septembre 1958, les Français approuvent massivement par référendum la Constitution de la Ve République avec 79% de oui, manifestant leur rejet du régime précédent.
La IVe République rappelle que la fragmentation politique excessive peut paralyser complètement un système. Quand aucune majorité claire ne se dégage, quand les coalitions nécessaires rassemblent des positions incompatibles, l’exercice du pouvoir devient un calvaire qui décrédibilise les institutions.
Les institutions de la Ve République, conçues précisément pour éviter le retour aux errements de la IVe, suffiront-elles à maintenir la stabilité gouvernementale dans une configuration politique qui ressemble de plus en plus à celle qui a provoqué l’effondrement du régime précédent ? Ou faudra-t-il, tôt ou tard, repenser nos équilibres institutionnels pour les adapter à un paysage politique fragmenté qui semble durablement installé ?


